mercredi 10 août 2016

"Tereza regardait l’Hôtel de Ville détruit et ce spectacle lui rappelait soudain sa mère : ce besoin pervers d’exposer ses ruines, de se vanter de sa laideur, d’arborer sa misère, de dénuder le moignon de sa main amputée et de contraindre le monde entier à le regarder. Tout, ces derniers temps, lui rappelait sa mère, comme si l’univers maternel auquel elle avait échappé une dizaine d’années plus tôt l’avait rejointe et l’encerclait de toutes parts. C’était pour cela qu’au petit déjeuner elle avait raconté que sa mère lisait son journal intime à la famille pouffant de rire. Quand une conversation d’amis devant un verre de vin est diffusée publiquement à la radio, ce ne peut vouloir dire qu’une chose : que le monde est changé en camp de concentration.
Tereza utilisait ce mot presque depuis son enfance pour exprimer l’idée qu’elle se faisait de la vie dans sa famille. Le camp de concentration, c’est un monde où l’on vit perpétuellement les uns sur les autres, jour et nuit. Les cruautés et les violences n’en sont qu’un aspect secondaire et nullement nécessaire. Le camp de concentration, c’est la liquidation totale de la vie privée. Prochazka, qui n’était même pas à l’abri chez lui quand il discutait devant un verre avec un ami, vivait (sans s’en douter, c’était son erreur fatale !) dans un camp de concentration. Tereza, quand elle habitait chez sa mère, avait vécu dans un camp de concentration. Depuis, elle savait que le camp de concentration n’est rien d’exceptionnel, rien qui doive nous surprendre, mais quelque chose de donné, de fondamental, quelque chose où l’on vient au monde et d’où l’on ne peut s’évader qu’avec une extrême tension de toutes ses forces."

[L'insoutenable légèreté de l'être, Kundera]

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